Devoir de vacances : Hubris et Phronésis (https://www.idee-s.info/42/hubris-phronesis/)
Le patient est atteint d’hypertension, il a été inclus dans un protocole randomisé contrôlé par le département informatique et statistique d’un institut national sur la génétique des populations. Son médecin traitant le questionne régulièrement sur son mode de vie et ses habitudes alimentaires… Y a-t-il quelque chose en commun entre ce malade (qui ignorait l’être avant le dépistage) et celui soigné sous l’antiquité ou celui suivi par Descartes ?
La médecine entre « Hubris » et « Phronesis »
Un tel titre peut faire craindre un article difficile à lire au contenu ésotérique. C’est tout le contraire que l’on découvre au fil des pages et ici tout ce qu’on est en droit attendre du philosophe qui ouvre des idées et des pistes de réflexion est présent.
La médecine entre « Hubris » et « Phronesis »
Un tel titre peut faire craindre un article difficile à lire au contenu ésotérique. (28 pages – dans l’encyclopédie de l’Agora). C’est tout le contraire que l’on découvre au fil des pages et ici tout ce qu’on est en droit attendre du philosophe qui ouvre des idées et des pistes de réflexion est présent. Dominique Folscheid déploie au fil des paragraphes des grilles de lecture de l’histoire et de l’actualité de la médecine.
Je ne peux m’empêcher de citer ce courrier d’une ligne d’un lecteur de Télérama du mois d’Août:
« La plus grande provocation, aujourd’hui, est celle qui consiste à faire réfléchir. »
et le but est atteint avec ce texte lu et relu.
L’hubris (υβριϛ) – page 1981 du dictionnaire Grec-Français Bailly
– (tout ce qui est hors mesure et excès) en médecine est mis en face de la phronésis (φρόνησιϛ) – page 2099 du même dictionnaire retrouvé dans le grenier familial
– (l’intelligence et la sagesse raisonnable) qui peut guider cette même médecine. (Il est aussi intéressant de noter que ces deux mots grecs sont utilisés tels quels en anglais philosophique.)
Dominique Folscheid justifie son choix du « parler grec » comme moyen pour prendre le contre-pied des habitudes actuelles de pensée et retrouver les racines et mythes fondateurs de la médecine et de ses dérives qui ne sont pas nécessairement liées aux moyens et aux progrès inouis récents.
La première étape nous emmène dans l’histoire des mythes, le discours mythique et le rapport de la médecine et de la mort.
En retrouvant les sources de la médecine dans les mythes originels d’Asclépios des grecs devenu l’Esculape des romains, se profilent la proximité et le lien permanent de la médecine et de la mort tant invisible voire absente de nos jours.
Dissocier les excès de la médecine de la question des moyens mis à sa disposition, comme le montre l’histoire des mythes, nous révèle la richesse des transgressions possibles « à l’égard de l’ordre du cosmos et des déterminations inhérentes à la condition des êtres » notamment autour de la mort et la réanimation.
La seconde étape nous fait passer du discours mythique au discours utopique fondé sur une rationalité centrée sur la science et la technique.
L’auteur en situe l’origine à l’arrivée du christianisme et du Dieu Unique créateur de l’Univers.
« Dans ces conditions, l’hubris médicale va pouvoir s’épanouir comme jamais.
Sauf qu’elle aspire maintenant à entrer dans les faits, à s’incarner dans notre
histoire, mais une histoire désormais pourvue d’une direction et d’un sens,
une histoire dominée par l’idéologie du progrès. »
« Les textes majeurs sont donc l’œuvre de philosophes. Ils relèvent pour une
large part de l’utopie parce ce qu’ils proposent et annoncent est irréalisable à
l’époque. Mais alors que le discours mythique remplit avant tout une
fonction initiatique et édifiante, le discours utopique est déjà
programmatique. »
L’oeuvre littéraire comme celle de Wells, successeur de tant d’autres, a précédé la réalité possible par les nouvelles découvertes seulement depuis le XXeme siècle .
La troisième étape (le troisième souffle de l’hubris) prend son essor dès que les textes diffusés « urbi et orbi » sont l’oeuvre de médecins et de biologistes au seuil de la « nouvelle genèse » ou le « huitième jour » lié à la « révolution médicale ». Il décrit l’allégeance de ces auteurs à l’idéologie du progrès inscrite dans l’illimitation, dans le « toujours plus » identifié au « toujours mieux »
En clair que voulons-nous faire de l’homme ? La médecine qui lui sera prodiguée sera-t-elle médiatrice, remédiatrice de sa « nature » ou sera-t-elle coincée dans le dispositif « technico-scientifique » sans « médicalité ».
Dans toutes ces pages, le philosophe aborde de multiples « épisodes » de santé courant depuis la naissance jusqu’à la mort en passant par la sexualité. Le choix du médicament avec ses bons et mauvais effets, la génétique et les tentations d’eugénisme, la chirurgie esthétique, la douleur, les tests génétiques pré et post-nataux, la chirurgie préventive, les prévisions statistiques, la procréation assistée,… D’où la richesse de ce texte auquel est joint une bibliographie abondante.
La quatrième étape cherche à identifier les conditions et déclinaisons de l’hubris qui touche aussi bien le médecin que le patient.
Knock
Sur l’idée de Knock qui souhaitait aliter toute une bourgade avec un thermomètre, Dominique Folscheid montre les excès et tentations d’une médecine qui étend sans fin ses champs d’applications ainsi « médicalisées ».
– l’hygiénisme et l’écologisme et les excès de la prévention allant jusqu’à la chasse au malade qui s’ignore maintenant enrichi des armes des tests génétiques. Non seulement le médecin est tenté mais aussi le patient médicalisé pour tous ses maux sans recourir aux autres disciplines comme la philosophie, la morale ou la religion.
Faust (diable)
Ce chapître commence ainsi:
Il manque cependant à l’hubris knockienne ce facteur essentiel de démesure
que constitue le pouvoir technoscientifique.
Au travers d’actes médicaux courants (Echographie, Chirurgie, Imagerie, Procréation médicalement assisté,… ) et à la dérive de la médecine cannibalisant la politique (bio-politique, biocratie), sont pointés les dérives et excès à tendance de totalisation « totalitaire ».
Normalisation
La normalisation et la procéduralisation sont montrées dans leur penchant pervers à l’hubris car elles touchent aux rapports médecin-patient en introduisant défiance, irresponsabilité et vice alors que l’on attend confiance, responsabilité et vertu. D’où la crainte du passage de l’homme normal à l’homme normalisé par la pathologisation généralisée et la mécanisation de l’art médical (ce dernier attendant liberté et responsablité – donc la phronésis). Autant, voire plus que les autres, ce paragraphe apporte un éclairage sur la systémique (et la cybernétique) inhérente à ces procédures et normes véhiculées par l’informatisation de la gestion médicale et ses multiples facettes évoquées sur idée-s.
Ressentimentale
Refuser un malade parce qu’il n’entre pas dans une case type; vouloir une « bonne mort » (mais pour qui – le patient ?, l’entourage ?, le budget ?) dans la suite des échecs des thérapies sont des situations de ressentiment… où l’excès (l’hubris) n’est jamais très loin même dans les lois et normes qui sont tentées l’éviter.
Après ces tableaux de l’hubris qui peuvent apparaître accablant, l’auteur nous emmène sur les chemins de la « phronésis » où la médecine retrouve sa médicalité avec la rencontre de l’autre où la mesure est l’homme-malade devenu authentiquement « homme-mesure » avec une éthique concernant aussi bien l’individu en son comportement que le monde, le lieu où l’homme déploit son existence.
Dans la pratique, la phronésis donne la place qu’il convient au lieu et au temps ennemi de l’hubris.
L’agir médical est différent de l’agir technique.
« …La raison en est que l’on opère sur du vivant, et même de l’existant, et que leur spontanéité immanente, qui échappe au médecin, est partie prenante de l’opération. Enfin, il y a tous ces éléments (psychologiques, sociaux, moraux, religieux, etc.) qui environnent l’intervention du médecin et pèsent sur elle de manière variée. La phronésis devient ici une sorte de maître d’œuvre, sommée de prendre en compte tous ces facteurs disparates, de les peser au trébuchet et d’en effectuer la synthèse. »
L’auteur rappelle aussi l’asymétrie des relations entre le médecin et son malade en évoquant l’abîme entre le registre cognitif et celui de l’existence. De plus, rien n’est fait pour alléger les exigences de la phronésis du côté du médecin sommé de trouver la juste mesure en toutes choses jusque même pendant les derniers jours du malade.
« …Faire son deuil d’une immortalité obtenue par voie technoscientifique, cela revient en effet à toucher le cœur de cible de l’hubris. Inversement, se reconnaître mortel une bonne fois pour toutes et cesser de désirer l’immortalité, c’est reprendre le chemin infiniment plus modeste, mais tellement plus raisonnable et rationnel, au bout du compte pleinement humain, de la phronésis. »
Tels sont les derniers mots de ce long article sur lequel on reviendra car il donne des clés pour décrypter d’autres sujets liés au défi que s’est donné idée-s..
Michel S. – 24 Août 2006 –
Cette contribution fait partie de la série : Vacances 2006
- Lectures d'été
- Devoir de vacances : Hubris et Phronésis
- Devoir de vacances (2) : cybernétique santé
- Devoir de vacances (3) : L'engrenage de la technique